“LES MAUVAISES REPARATIONS REVIENNENT CHER"
Interview d'Anne Beeldens, ingenieur-conseil AB-Roads
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L'une des forces des routes en béton est leur grande longévité. Mais c'est aussi là que réside leur faiblesse. En effet, vu la robustesse des revêtements en béton, on oublie souvent de les entretenir correctement. Et les dégâts ainsi causés ne sont pas réparés ou alors de manière rudimentaire afin d'économiser des coûts. Or, ces réparations ne sont pas durables et entraînent rapidement de plus gros dégâts. Qu'impliquent précisément un entretien et une réparation durables des routes en béton? InfraStructure est allé discuter de tout ça avec Anne Beeldens, prof. dr. ir., fondatrice du bureau de conseil AB-Roads et professeur invité à la KU Leuven.
ANNE BEELDENS, PROF. DIR. IR
Anne Beeldens est ingénieur-conseil chez AB-Roads depuis le 1er mars 2016. Avant ça, elle travaillait au Centre de Recherches Routières, où elle était impliquée dans la réparation de revêtements en béton au niveau de la recherche et de l'assistance technique. Depuis 2004, elle est professeur invité en construction routière à la KU Leuven, département architecture, et enseigne la construction routière à la KU Leuven, campus de Gand.
REVETEMENT EN BETON
Le revêtement en béton peut être divisé en deux catégories. Le béton armé continu (BAC) est surtout destiné au trafic lourd, souvent avec de longs tronçons droits. Avec les dalles de béton, on applique des joints de retrait transversaux pour diviser le revêtement en dalles limitées en longueur et en largeur. InfraStructure a discuté avec Anne Beeldens des caractéristiques de ces deux revêtements en béton, des dégâts possibles, des causes de ces dégâts et de leur réparation durable.
BETON ARME CONTINU
Anne Beeldens: “Les routes en béton armé continu nécessitent peu d'entretien, car elles ne présentent quasiment pas de joints transversaux. Suite aux tensions provoquées par le trafic et aux variations thermiques, apparaissent dans le béton de fines fissures transversales qui sont contrôlées grâce aux armatures longitudinales. Ces fissures ne posent aucun problème, puisqu'elles sont entièrement colmatées à hauteur de l'armature et que l'eau ne peut donc pas s'y infiltrer. Le béton armé continu est surtout destiné au trafic lourd comme les autoroutes et les voies importantes.
Amorce de fissuration active
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L'accumulation de tension et le retrait du béton font inévitablement apparaître des fissures aléatoires.
Anne Beeldens: “L'une des constatations à cet égard est que ces fissures sont souvent regroupées. Cela peut provoquer un punch-out (voir plus loin). Il faut également éviter les fissures éloignées les unes des autres. Pour obtenir un motif de fissures optimal, on a repris dans le cahier des charges standard le principe d'amorce de fissuration active. Il consiste à pratiquer une petite entaille (40 cm le long, 4 cm de profondeur) tous les 1,2 mètre d'un seul côté de chaque bande de béton. Affaibli de manière localisée, le béton présentera plus rapidement des fissures à ces endroits-là. En outre, celles-ci évolueront généralement bien droit."
Punch-out
Anne Beeldens: “Le dégât le plus fréquent avec le béton armé continu est le punch-out. Il apparaît lorsque la fondation disparaît, par exemple suite à de l'érosion, et que le revêtement en béton commence à flotter. L'armature est une armature de retrait et n'est par conséquent pas dimensionnée pour supporter ces charges. Cela fait apparaître des fissures qui sont proches les unes des autres, ce qui entraîne un effritement localisé du béton. Dans la pratique, ce genre de dégât apparaît plutôt sur la bande de circulation la plus lourdement sollicitée, là où les poids lourds roulent sur le joint longitudinal. Un bon positionnement du joint longitudinal est donc crucial pour la longévité de la route en béton."
Joints longitudinaux avec barres d'ancrage
Le gros avantage du béton armé continu est l'absence de joints transversaux. Il n'y a qu'un joint longitudinal, qui est surmonté de barres d'ancrage.
DALLES DE BETON
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Alors qu'avec le béton armé continu, les tensions sont contrôlées par de fines fissures, avec les dalles de béton, on applique des joints transversaux qui peuvent être renforcés avec des goujons.
Anne Beeldens: “Contrairement aux vieilles routes en béton, où le béton était appliqué dalle par dalle, le béton en dalle est aujourd'hui coulé en une seule fois. Ensuite, les joints sont sciés sur un tiers de la profondeur, généralement avec un intervalle de 5 mètres. De cette manière, les tensions restent limitées et aucune fissure n'apparaîtra."
Plan des joints
A l'instar du joint longitudinal, les joints transversaux avec les dalles de béton doivent être colmatés et entretenus. Un plan des joints détermine leur emplacement.
Anne Beeldens: “Pour une route classique, le plan des joints est assez simple. Mais lorsqu'il est question de virages, de ronds-points ou d'un revêtement en béton industriel, une erreur est vite arrivée. Il faudrait accorder plus d'attention aux plans des joints, car ils sont encore trop souvent à la base des dégâts dans le revêtement en béton. Le béton est didactique: en l'absence de joint, une fissure apparaîtra tôt ou tard. Il faut en tirer des leçons pour la fois suivante!"
Goujons
L'un des dégâts possibles avec les dalles en béton est l'apparition de fissures sauvages, parce que le plan des joints n'était pas correct au niveau du positionnement des joints ou du dimensionnement des dalles ou bien parce que les joints ont été appliqués trop tard. De plus, en cas de joints mal entretenus, l'eau peut s'infiltrer, faisant apparaître un effet de pompe supplémentaire entraînant une érosion de la fondation. Cela engendre un mouvement des dalles et une éventuelle mise en escalier entre les dalles. Pour contrer ce mouvement et réaliser un bon transfert de force entre deux dalles successives, on utilise des goujons. Ceux-ci apparaissent surtout dans les routes lourdement sollicitées, où il y a plus de trafic (ils sont obligatoires en Flandre pour les classes B1 à B5).
Anne Beeldens: “Les goujons doivent être de bonne qualité pour autoriser le mouvement horizontal et assurer le transfert de force vertical. Etant donné qu'il existe une norme harmonisée, ils doivent posséder un marquage CE. Actuellement, on est en train de réviser la norme afin de mieux spécifier les exigences concernant la durabilité, le revêtement et la forme des goujons.“
Dégâts
- Mise en escalier: “L'absence de goujons ou les goujons attaqués par la corrosion peuvent provoquer une mise en escalier entre les dalles de béton. Cela s'accompagne toujours d'une érosion de la fondation. Souvent, cela se produit sur les vieilles routes dotées de joints plus larges. Une solution possible consiste à injecter les espaces vides sous le béton et à exercer une pression sur la dalle pour supprimer la mise en escalier. La longévité de cette injection dépend fortement de la cause du dégât. Celui-ci peut être dû à un mauvais entretien des joints, une surcharge, de la vieillesse, ..."
- Coin qui se détache: “Une dalle qui est partiellement fissurée ou dont un coin est cassé, est souvent réparée avec de l'asphalte coulé. Mais dès les premières chaleurs, l'asphalte coulé va être poussé ou, pire encore, la partie de béton restante va monter, ce qui peut entraîner des situations dangereuses. Les réparations avec de l'asphalte coulé sont des solutions d'urgence temporaires et doivent être remplacées au plus vite par une réparation de la dalle sur toute la profondeur et toute la largeur afin de conserver une route de qualité. Sinon, il faudra revenir souvent pour combler les trous. Une réparation du béton prend un peu plus de temps, mais avec du béton à séchage rapide combiné à une isolation, il est déjà possible de rouvrir la route à la circulation après 36 heures, voire plus tôt, si nécessaire."
- Nuisance sonore: “Au fil du temps, les anciennes dalles de béton occasionnent une nuisance sonore. On cherche une solution à ce problème. Récemment, l'Agence flamande des Routes et de la Circulation a aménagé sur la N44 à Maldegem une zone où l'on teste un revêtement de surface spécial: la NGCS ou 'Next Generation Concrete Surface'. On y a pratiqué au disque diamant de très petites rainures, alternées avec des rainures plus profondes. Cela permet de préserver les aspérités du béton tout en supprimant le son tonal et en réduisant le bruit d'environ 6 dBA par rapport à une ancienne route en béton."
ENTRETIEN
Anne Beeldens: “De manière générale, les revêtements en béton nécessitent peu d'entretien. Une fois que ce revêtement est appliqué correctement, il peut servir sans gros problèmes pendant quarante à cinquante ans, voire plus longtemps encore pour les routes moins sollicitées. A condition toutefois que les joints soient correctement entretenus. Tous les dix à quinze ans, il faut remplacer la masse de scellement afin d'éviter les infiltrations d'eau. En effet, l'eau n'est pas compressible et va, sous l'effet de pressions, pomper tous les matériaux fins vers l'extérieur. Cela fera apparaître des espaces vides, qui engendreront eux-mêmes une mise en escalier. Garder des joints en bon état est l'une des premières mesures pour éviter au béton une mort prématurée."
REPARATION DURABLE
Etude de condition
Anne Beeldens: “Toute réparation sera durable à condition de supprimer la cause du dégât. Il faut donc une bonne connaissance des routes en béton afin de poser un diagnostic correct. Avec les routes en béton, il y a deux possibilités. Soit le dégât est visible quasi immédiatement et il est dû à un mauvais plan des joints ou à un mauvais choix des matériaux ou à une mauvaise réalisation, soit il s'agit d'un problème de vieillesse dû à la fatigue ou à l'érosion de la fondation. Cela intervient généralement trente à quarante ans après l'aménagement de la route. D'ailleurs, en Belgique, nous avons beaucoup de routes en béton qui ont été construites en 1933 et qui sont encore en parfait état."
Réparation
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Anne Beeldens: “L'un des problèmes les plus fréquents avec ces vieilles routes est la rupture des dalles de béton. En effet, autrefois, elles mesuraient dix à quinze mètres de long et au fil des ans, elles se sont cassées en deux ou trois parties. Ces réparations consistent à enlever la dalle de béton, aménager une fondation en béton sec compacté sur lequel on peut rouler très rapidement et remettre par-dessus les nouvelles dalles en béton. Une fissure sauvage dans une vieille dalle de béton non goujonnée est aussi assez simple à traiter. En effet, on peut traiter la fissure comme un joint: on fraise le dessus et on remplit avec du produit de jointoyage, ce qui rend la fissure étanche. On peut ainsi éviter la démolition de vieilles dalles de béton. Une fissure dans une dalle en béton goujonnée pose plus de problèmes. En effet, cette fissure n'est pas recouverte par des goujons. A hauteur de la fissure, vont alors apparaître de plus fortes tensions, ce qui entraînera une dégradation plus rapide de la route. Ici, on recommande une réparation localisée du béton. Mais le nouveau béton doit être conçu et posé de manière à éviter au maximum les fissures prématurées."
La réparation durable d'une route en béton implique donc une méthode de réparation correcte, un bon choix des matériaux et une réalisation sûre. Ensuite, il faut répondre aux questions suivantes:
- En combien de temps la réparation doit-elle être réalisée? Faut-il utiliser du béton à séchage rapide?
- La réparation sera-t-elle préservée suffisamment longtemps du sel d'épandage?
- Est-ce que la taille de la réparation et celle de la dalle restante sont suffisantes?
Anne Beeldens: “Souvent, les réparations doivent être effectuées en une nuit ou un week-end. On peut alors utiliser du béton à séchage rapide. Ce béton a été conçu à la fin des années 90 et durcit en 36 heures. Il s'agit d'un mélange de béton à base des composants et ingrédients normaux, sans additifs spécifiques, mais avec un taux de ciment plus élevé et un rapport eau/ciment plus faible. La difficulté consiste à trouver un bon équilibre entre la facilité de mise en œuvre et le développement de la résistance du béton. A des températures supérieures à 15 °C, l'accent sera mis sur la mise en œuvre et à des températures inférieures, on misera surtout sur un développement de résistance rapide. Dans les deux cas, la réparation sera isolée au maximum afin de garder la chaleur à l'intérieur du béton. Il existe aussi des sortes de ciment spéciales avec des additifs qui ont un temps de séchage très court. Bien sûr, leur prix est plus élevé, mais ils peuvent offrir une solution pour les petites réparations sur les routes fort fréquentées."
POINTS IMPORTANT
Cahier des charges standard
Anne Beeldens: “Le cahier des charges standard 250 est une bonne base pour l'aménagement, l'entretien et la réparation de la route. Même si ce n'est pas un manuel on n'y explique pas pourquoi il faut effectuer certaines choses, il reprend toutes les solutions de base. Quel béton faut-il utiliser? Doit-on appliquer des goujons? Des détails de conception comme le plan des joints n'y figurent pas non plus, mais doivent être déterminés dans une concertation entre le bureau d'étude et l'entrepreneur en tenant compte des différentes phases de l'aménagement."
Composition du béton
“Le béton routier nécessite une attention spéciale. Il doit être assez consistant pour pouvoir être appliqué avec une machine à coffrage glissant et doit aussi offrir une excellente résistance à l'effritement dû aux sels d'épandage. Mais souvent, c'est justement sur ce point que l'on s'écarte du SB 250 et que l'on passe à du béton selon la norme béton NBN EN 206, ce qui ne répond pas toujours aux strictes exigences imposées au revêtement en béton. Par exemple, un entraîneur d'air est crucial avec le béton routier actuel pour obtenir une bonne résistance à l'effritement. Le fait de mesurer ce taux d'air à la centrale de béton ou (de préférence) sur chantier, donnera immédiatement une idée du risque que le béton court au fil du temps."
CERTIFICATION
Anne Beeldens: “Il existe déjà un système d'enregistrement et de certification pour les mélanges d'asphalte. Il va bientôt y en avoir un aussi pour les revêtements en béton. Le but est de mettre au point la composition du béton en amont du chantier et en fonction de la classe de construction souhaitée, de la méthode d'application et du traitement de surface. Ces caractéristiques seront alors systématiquement contrôlées pendant le processus de production afin d'augmenter la sécurité de qualité. La certification offrira certainement une valeur ajoutée pour les applications classiques des routes, mais elle ne doit pas réduire la liberté de l'architecte. Les revêtements en béton sont de plus en plus fréquents dans les environnement urbains, dans différents coloris, avec différents accents (grâce à l'ajout de granulés spéciaux combinés au lavage de la surface). On peut passer outre une composition imposée et s'écarter des prescriptions orientées sur la performance dans le cahier des charges types."
AB-ROADS
Une bonne réalisation dépend d'un bon cahier des charges, tant pour une nouvelle route que pour une réparation. Mais souvent, il manque des détails techniques, ce qui entraîne des discussions et compromet la qualité. C'est pourquoi Anne Beeldens a créé en mars 2016 AB-Roads. Ce bureau de conseil veut créer un pont entre les bureaux d'étude, qui suivent les chantiers de A à Z, les maîtres d'ouvrage et la réalisation des travaux. AB-Roads souhaite optimiser les routes en béton en aidant pour une élaboration détaillée comme la création d'un plan des joints ou en accordant de l'attention aux joints de dilatation et au choix des matériaux lors d'applications spéciales telles que les revêtements industriels.