“on ne gagne pas d'argent
avec juste un magasin en ligne”
Hans Van Tellingen (Strabo) tord le cou a quelques fausses idees
D'après Hans van Tellingen (géographe et directeur du bureau d'étude néerlandais Strabo), on raconte n'importe quoi sur le commerce en ligne. “Depuis des années, on dit que l'avenir du commerce se jouera en ligne. En réalité, il n'y a quasi aucun pays où les achats online – sans les services – représentent plus de 10%. 90% sont réalisés dans des magasins physiques. C'est donc là que l'on peut gagner de l'argent. En ligne, les gens dépensent beaucoup moins par achat. Et quand on ajoute les frais d'envoi et de retour, on ne s'en sort pas. Beaucoup d'acteurs 100% online misent sur le bon marché et vont se casser la figure.”
Il y a des problemes. l'e-commerce est-il la cause? la solution?
Hans van Tellingen n'y va pas par quatre chemins. Ceux qui suivent ce qu'il écrit savent qu'il est très critique concernant les pure players (Bol.com et Zalando) et les supermarchés en ligne mais aussi concernant les détaillants offline qui bâclent leur travail. Il est surtout allergique au catastrophisme. Mais il est le premier à reconnaître que le commerce de détail a des problèmes.
“Beaucoup de magasins et de chaînes s'effondrent, je ne le nie pas. Ce ne sont pas les exemples qui manquent aux Pays-Bas: Didi, Steps, Promiss … Au niveau international aussi, beaucoup de grands acteurs ont disparu. Aux Pays-Bas, l'inoccupation des espaces commerciaux est trop élevée mais elle est souvent surestimée. Et le coupable pointé du doigt est généralement internet: les gens achètent de plus en plus en ligne si bien que les détaillants offline disparaissent. C'est vrai mais pas entièrement. La réalité est beaucoup plus nuancée. Le passage à internet est-il la solution? Non, même si une visibilité en ligne peut offrir des opportunités qu'il faut saisir.”
‘Le business model le plus idiot au monde’
Dans son dernier livre, Hans van Tellingen qualifie l'e-commerce de business model le plus idiot au monde. “Si on vend en ligne des produits que tout le monde vend, on n'a qu'un seul argument: le prix. Celui-ci doit donc être le plus bas possible. Cela entraîne une surenchère vers le bas, où les marges ne cessent de rétrécir. Parallèlement, le client est habitué aujourd'hui à avoir l'envoi et le retour gratuits. Cela coûte très cher. Il est donc impossible de s'en sortir avec des marges aussi basses. Regardez Action et Primark: ils n'ont pas d'e-shop car leurs marges ne le permettent pas et pourtant, ils ont beaucoup de succès. Si on fait payer l'envoi et le retour, il y aura toujours quelqu'un qui les fera gratuitement et chez qui le client préférera acheter. Un autre gros inconvénient des e-shops est que les clients y font des achats très ciblés: le ticket de caisse est court. Dans un magasin physique, ils voient d'autre choses qui les intéressent si bien que leur ticket de caisse est plus long. Là aussi, on note le contraire chez Action et Primark, où les gens aiment fouiller.”
Manipulation des chiffres
“On manipule beaucoup les chiffres. Les magasins en ligne aiment étaler leur chiffre d'affaires croissant mais ils sont plus discrets concernant leurs chiffres de bénéfice. Chaque année, Zalando annonce qu'il a fait du bénéfice ‘pour la première fois’ et revient en août avec des chiffres corrigés montrant un faible bénéfice brut mais une énorme perte nette. Depuis 2012, Bol.com appartient à Ahold Delhaize, et chaque année, Ahold Delhaize y injecte de l'argent. En 2017, on est arrivé à déduire les chiffre de perte de Bol.com des états financiers. Il s'agissait d'environ 100 millions d'euros. En 2019, ils ont adapté les états financiers afin que l'on ne puisse plus déduire les chiffres. En outre, ils ont ajouté à leur propre chiffre d'affaires celui des drop shipments (via la plate-forme d'autres détaillants affiliés, n.d.l.r.).”
Bol.com existe depuis 1999. Toutes ces années avec perte … comment est-ce possible?
“Il faut réinjecter de l'argent chaque année. C'est une structure pyramidale: les premiers investisseurs revendent l'e-shop à un autre investisseur en faisant un bénéfice. Ensuite, ce dernier le revend encore plus cher à un troisième investisseur etc. Voilà le modèle de gain: se faire de l'argent sur le dos des investisseurs. Un jour, ça ne fonctionnera plus. Cela fait plus de dix ans que les intérêts sont faibles et continuent de baisser. On cherche du rendement dans les e-shops par exemple et tant que le chiffre d'affaires augmente, c'est bon car il y a toujours un nouvel investisseur prêt à reprendre l'affaire. Est-ce que les investisseurs continueraient à jouer le jeu si l'argent devenait plus rentable? Pour le moment, ça continue à bien aller car beaucoup d'entreprises retail ont peur de rater le train de l'e-commerce.”
Supermarchés en ligne
“C'est aussi valable pour les supermarchés en ligne. La chaîne de supermarchés néerlandaise Picnic fait juste de la livraison. Elle n'a pas de magasins propres. ‘Nous avons beaucoup moins de coûts qu'un supermarché traditionnel car nous ne devons pas louer de bâtiment’, dit-elle. C'est vrai mais le loyer représente maximum 4% des frais pour les meilleurs emplacements et 2 à 3% en général. On peut les économiser. Mais il faut des points de distribution donc les frais immobiliers ne sont pas nuls. En outre, toutes ces livraisons coûtent cher, bien plus que de louer un bâtiment. Les supermarchés physiques progressent chaque année de 4%. Picnic croît aussi mais ses pertes augmentent également. La livraison coûte trop cher. Les supermarchés physiques existants peuvent livrer à domicile car ils gagnent déjà beaucoup d'argent mais ils doivent injecter de l'argent dans la livraison. C'est une belle illustration de ‘the greater fool theory’: faire quelque chose d'idiot en espérant que son concurrent soit encore plus idiot.”
Pas plus de 10% de chiffre online
“Tout cela est lié à la peur que tout le commerce de détail évolue en ligne. On entend partout que le chiffre d'affaires online augmente chaque année de manière spectaculaire. Nous avons lancé en 2018 le Strabo Online Monitor. Il révèle que la part de marché totale des dépenses en ligne effectuée par les ménages particuliers aux Pays-Bas sur des canaux de vente néerlandais et étrangers s'élevait à 9,2%. Pas plus. En réalité, elle est même encore plus basse car les réservations en ligne que l'on va retirer en magasin sont également comptées dans cette part de marché en ligne. Peut-on dès lors parler de transaction online? Aucun autre pays – à part le Royaume-Uni – ne dépasse les 10%. Comment arrive-t-on alors à des chiffres plus élevés? En comptant les services: voyages, tickets de concert … Là, la part en ligne est bien plus élevée. Et on fait un beau bénéfice sur ces transactions car il n'y a pas de gros frais d'expédition et de retour. Mais avec la vente de produits, c'est différent.”
9,2%, c'est une moyenne. Il y a de grosses différences entre les catégories de produits.
“C'est vrai. Les usual suspects (vêtements, livres, fournitures de bureaux, articles informatiques et télécom) dépassent les 20% tandis que le revêtement de sol, les courses quotidiennes et les fleurs et plantes n'arrivent qu'à 2 ou 3%. En outre, les jeunes achètent davantage en ligne que les personnes âgées. Est-ce que cela va évoluer? Sûrement mais pour plusieurs catégories de produits, il semblerait qu'on ait atteint un point de saturation. Ce n'est pas un hasard si Coolblue et Amazon sont en train d'ouvrir des magasins physiques. Coolblue fait les choses bien. Ils viennent livrer les achats et reprennent les vieux articles. Cela devrait toujours être comme ça. Media Markt est connu pour son mauvais service. C'est pour ça qu'il a du mal. Pas parce qu'il s'est lancé en ligne tardivement. Il faut proposer un taux de service élevé. Coolblue réalise un petit bénéfice – c'est ce qu'il affirme. Est-ce vrai? C'est possible – mais s'en sort grâce à son service et en ouvrant des magasins physiques. C'est comme ça qu'il rend ce degré de service abordable financièrement.”
Les plate-formes étaient considérées comme la solution il y a quelques années.
“Je ne dis pas qu'elles sont mortes mais je pense qu'elles sont un cul-de-sac. Bol.com choisit toujours de ne pas ouvrir de magasins physiques. C'est pour ça qu'ils se sont dirigés vers une plate-forme mais c'est encore moins la solution. Au final, cela débouchera sur une faillite car Ahold Delhaize ne voudra pas les suivre là-dedans. Logiquement, Ahold Delhaize ne devrait pas pouvoir revendre Bol.com avec un bénéfice mais ce qui s'est passé ces dernières années n'était pas toujours logique. En théorie, c'est possible mais ce n'est pas ce que je prévois.”
Pourquoi ce genre de plate-forme ne fonctionne-t-elle pas?
“Les articles de Bol.com doivent être vendus aux prix les plus bas sinon personne ne les achète. S'ils prennent un pourcentage sur la vente, le vendeur n'est jamais le moins cher. Avec des produits exclusifs, c'est possible, mais reste à savoir si Bol.com en profite suffisamment. Je pense que si l'on a des produits exclusifs, mieux veut ouvrir un e-shop plutôt que de le proposer sur Bol.com. On n'a quand même pas des commandes tous les jours et on peut offrir un service personnalisé. Un problème avec Bol.com nuit à l'image du produit et les dégâts causés l'emportent probablement sur le chiffre d'affaires supplémentaire que peut rapporter la vente via Bol.com.”
Dans votre livre, vous qualifiez les e-shops de dangereux pour la société.
“C'est vrai. Pour commencer, la plupart ne paient pas d'impôt sur les sociétés car ils ne font pas de bénéfice. Il y a aussi d'autres impôts que les détaillants physiques doivent payer et pas les e-shops. Ce n'est pas juste. Les e-shops ne sont pas durables. Il y a beaucoup plus de mouvements à ce niveau-là. Etant donné les bas prix qu'ils doivent pratiquer pour rester compétitifs, les détaillants physiques font faillite. Enfin, les banques ont fortement financé les e-shops. En cas de problème – et selon moi il y en aura – les banques devront peut-être être sauvées avec l'argent du contribuable. Au final, c'est le consommateur qui fera les frais de ces bas prix.”
Inoccupation
Même s'il y beaucoup de magasins et de chaînes qui font faillite à cause de l'e-commerce, il n'y a pas tellement d'inoccupation des espaces commerciaux aux Pays-Bas, selon van Tellingen.
“On a tous déjà vu des photos de centres commerciaux inoccupés mais cela ne signifie pas que le retail est mort. Juste qu'il est mort à cet endroit-là. Souvent, on n'y a pas investi pendant des années puis un concurrent est apparu dans le quartier et il marche bien. Une inoccupation saine est de 4 à 5 pour cent. C'était ce qu'il y avait avant la crise. De 2015 à 2018, l'inoccupation des espaces commerciaux aux Pays-Bas a diminué pour atteindre 6,7%. Beaucoup de gens me disent: l'inoccupation diminue parce que le nombre de magasins diminue. Effectivement, les magasins sont moins nombreux; chaque année, il y a environ 1.000 magasins en moins. Seulement leur superficie a considérablement augmenté. Depuis la crise, 2,3 millions de mètres carrés sont venus s'ajouter pour atteindre 31 millions de mètres carrés. Depuis 2019, l'inoccupation augmente légèrement et tout le monde panique. Je pense qu'il serait bon de revenir à 30 millions de mètres carrés pour atteindre une inoccupation saine. Il n'y a pas de problème aux Pays-Bas. En Belgique, l'inoccupation des espaces commerciaux est plus élevée. Vous devez vous débarrasser des magasins en périphérie. Mais c'est plus facile à dire qu'à faire. Il faut rendre les centres-villes plus attrayants. Je me considère comme un conservateur libéral. Je ne souhaite pas que les autorités planifient tout mais vous devriez planifier certaines choses en Belgique. Au Pays-Bas, nous planifions trop. En Belgique, c'est l'inverse.” (rires)
L'inoccupation des espaces commerciaux est plus forte à certains endroits qu'à d'autres. Comment cela se fait-il, selon vous?
“L'urbanisation est une cause importante. Les campagnes se vident partout en Europe. Leur population diminue. Cela signifie que l'on y vend moins. Quand on combine la diminution de la population et l'inoccupation des espaces commerciaux, on arrive à environ 85%. On voit aussi que les villes ‘moyennes’, de 25.000 à 80.000 habitants, ont du mal. C'est souvent dû à la proximité d'une plus grosse commune. Elles se font en quelque sorte absorber. Une deuxième raison est bien sûr la crise économique. Les détaillants somnolents sont une troisième raison. Celui qui n'investit pas pendant des années a du mal. Le pire, c'est les détaillants qui disent au client de commander sur internet. C'est la chose la plus idiote qu'on puisse faire.”
faites de votre magasin un succes
Le bon groupe cible
“Beaucoup de détaillants visent le segment le plus élevé, là où il y le plus de capital. Ce n'est pas toujours une bonne stratégie. On oublie que 'les gens normaux' représentent 50 à 80% du public, en fonction de la façon dont on définit cette catégorie. Adressez-vous à eux, surtout aux femmes. Elles effectuent 60% des achats et influencent 85% des achats. Est-ce que c'est sexiste? Au contraire, c'est très féministe: il faut plus de femmes dans les directions des entreprises de retail et des propriétaires de biens commerciaux. Les femmes comprennent mieux les femmes.”
Parking gratuit
Un deuxième conseil un peu surprenant de van Tellingen: proposez un parking gratuit.
“Même aux Pays-Bas, le pays du vélo, 44% des gens viennent en voiture, représentant 60% du chiffre d'affaires du magasin. En effet, les clients en voiture dépensent plus. Si vous avez un parking gratuit, vous aurez 14% de visiteurs et 20% de chiffre d'affaires en plus. Si vous introduisez un parking payant, vous perdez jusqu'à 20% de visiteurs et 30% de chiffre d'affaires. C'est scientifique. Ces propos ne me rendent pas populaire ici, dans le quartier des canaux d'Amsterdam.”
Vous m'avez même conseillé de venir en train. Est-ce que le parking gratuit fonctionne partout?
“Si on introduit le parking gratuit dans le centre-ville d'Amsterdam, ce sera le chaos. Je ne dis pas que le parking doit être gratuit partout. Mais quand on a des centres commerciaux qui tournent moyennement bien, il ne faut pas introduire de parking payant. Et il ne faut pas demander 7,5 euros de l'heure dans le centre d'Amsterdam. C'est trop élevé.”
L'expérience? Uniquement si elle a du sens
“L'expérience est aussi une chose qui fonctionne mais uniquement dans certains cas, pour les grands et beaux magasins. L'expérience de magasin offerte par Nike est fantastique mais quand je vais dans un magasin de bricolage, je veux juste des cisailles. Pas besoin d'y ajouter des ballons et du show. L'expérience pour l'expérience n'a aucun sens. Les fanfreluches ne fonctionnent pas dans un magasin de bricolage. A moins de donner des formations aux clients.”
Gâtez vos clients
“Aimez et connaissez votre produit, parlez-en avec amour. Aimez vos clients, gâtez-les, donnez-leur l'offre qu'ils souhaitent, accueillez-les. Chez les commerçants indépendants, le prix est moins important. Soyez donc prudents avec les réductions. Offrez plutôt un petit extra. Acceptez les retours sans problème, occupez-vous de la garantie. Veillez également à ce que votre personnel soit bien formé, s'exprime bien, ne mâche pas de chewing-gum et ne passe pas son temps sur son smartphone. Prévoyez de l'horeca à proximité ou proposez quelque chose vous-même. Cela incite les gens à rester plus longtemps (et donc à dépenser plus). Ce sont des petites choses mais elles font une grosse différence.”
Utilisez internet
“Internet, ce n'est pas le diable. Au contraire, ça offre beaucoup d'opportunités. Je le vois comme un modèle de distribution pour attirer les gens dans le magasin physique. Nous avions tous peur du showrooming. Il existe bel et bien et constitue une menace mais le webrooming existe aussi et il est bien plus important. Les gens s'orientent davantage en ligne. Il arrive de plus en plus souvent que l'on commande en ligne et qu'on aille chercher sa commande en magasin. Dans ce genre de cas, l'e-shop est bel et bien une opportunité: lorsque les gens sont dans le magasin, ils voient d'autres choses sympas et les achètent. C'est comme ça qu'on allonge le ticket de caisse. Lorsque le produit n'est pas comme ils le souhaitent, il est beaucoup plus facile de l'échanger que de le renvoyer car cette opération coûte cher. Si vous avez un réseau de magasins dense, un e-shop peut énormément booster votre potentiel de clients. Demandez aux clients de venir chercher les articles en magasin et offrez-leur un cadeau ou payez les frais de parking. Vous devrez moins chipoter avec des retours et peut-être que les clients achèteront quelque chose en plus.”
Comment voyez-vous les choses évoluer? Imaginons que l'e-commerce s'effondre, est-ce que les gens ne sont pas habitués au ‘same day free shipping’?
“Si les entreprises d'e-commerce veulent survivre, elles devront ouvrir des magasins physiques ou augmenter leurs prix pour les produits et la livraison. En outre, elles devront essayer de limiter les retours. Reste à savoir si les gens sont prêts à payer pour ça. Je pense que non. En ce moment, le magasin physique est de retour ... sans être jamais parti. Mais il faut se donner à fond pour en faire quelque chose. Cela ne va pas se faire tout seul.”
Que fait Strabo?
Le bureau d'étude néerlandais Strabo est actif dans le domaine des études de marché, des études consommateurs et des informations immobilières. Hans van Tellingen: ”Le cœur de notre activité, c'est les enquêtes concernant les passants et les visiteurs dans les zones commerciales. Nous comptons combien de personnes entrent dans une zone commerciale, nous demandons d'où viennent les gens, quels magasins ils ont visités, ce qu'ils ont dépensé, l'appréciation, l'expérience. Nous effectuons également des enquêtes sur les flux d'achats dans les zones de chalandise; nous pouvons ainsi déterminer pourquoi les clients ne vont pas quelque part. Nous avons déjà effectué des enquêtes dans plus de 500 zones commerciales néerlandaises et nous avons plus de 200 clients”. Hans van Tellingen – avec des dizaines de co-auteurs – a écrit deux livres: #WatNouEindeVanWinkels et ‘Waarom Stenen Winkels Winkels’. Infos:
https://strabo.nl/waarom-stenen-winkels-winnen.