Faut-il craindre les canaux direct-to-consumer?
Les détaillants considèrent souvent les canaux direct-to-consumer comme une menace, mais est-ce justifié? Michiel Van Crombrugge s'est penché sur cette question dans le cadre de son doctorat, supervisé par Kathleen Cleeren et Els Breugelmans. La recherche montre que la vente directe au consommateur a parfois des effets négatifs, mais pas toujours. L'avenir consiste à transformer cette menace en collaboration, car les partenariats entre producteurs et détaillants restent essentiels.
Une tendance qui n'est pas passagère
Les canaux direct-to-consumer (D2C) ne sont pas un phénomène nouveau. Il y a 25 ans déjà, Apple lançait sa propre boutique en ligne et, en 2001, la marque ouvrait son premier magasin physique. Depuis, de nombreux autres fabricants ont suivi le mouvement, généralement par le biais d'un canal direct en ligne. Malgré cela, de nombreuses entreprises maintiennent leurs partenariats avec les détaillants et continuent de proposer des produits par le biais de ces canaux de vente traditionnels.
"Il arrive de plus en plus souvent que les consommateurs utilisent plusieurs canaux au cours de leur parcours d'achat"
Toutefois, l'expansion d'un canal de vente directe au consommateur peut créer des frictions entre les producteurs et les détaillants. Alors que les producteurs étaient traditionnellement des partenaires dans la chaîne d'approvisionnement, ils deviennent aujourd'hui des concurrents. Selon Els Breugelmans, professeur de marketing, directrice de la recherche de doctorat en question et coauteur de trois études universitaires, les détaillants doivent s'adapter à cette nouvelle réalité. En effet, les canaux direct-to-consumer ne sont pas une tendance passagère. "Bien que les canaux D2C soient encore relativement petits, ils se développent rapidement", explique Breugelmans. "Il arrive de plus en plus souvent que les consommateurs utilisent plusieurs canaux au cours de leur parcours d'achat. Par conséquent, les producteurs opteront plus souvent pour une approche multicanal et cette forme de distribution deviendra de plus en plus importante."
LE DEUXIÈME CANAL EN LIGNE LE PLUS IMPORTANT
Le marché de la vente directe aux consommateurs est encore en développement, mais il connaît une croissance régulière. Selon l'E-commerce Survey 2024 de Comeos, 23% de tous les achats en ligne en Belgique sont effectués via les boutiques en ligne des producteurs. Ce canal est donc le deuxième plus important, après des plateformes telles que bol.com et Amazon, qui représentent ensemble 35% des achats en ligne. Les boutiques en ligne des détaillants arrivent en troisième position avec 19%.
Recherche auprès des 'legacy brands'
Dans les trois études universitaires, les chercheurs ont examiné les initiatives direct-to-consumer de ce que l'on appelle les 'legacy brands': des marques qui sont actives depuis longtemps par l'intermédiaire des détaillants et qui sont souvent importantes et bien connues dans leur catégorie. Parmi ces marques, citons Philips, Bose, HG, Stanley, Bosch et Lego. Il est important de noter que les 'digital natives', c'est-à-dire les fabricants qui se sont lancés dans le numérique et le commerce en ligne dès le début, n'ont pas été pris en compte dans ces études.
De la cannibalisation à la synergie
Les études montrent qu'en moyenne, les détaillants perdent des ventes lorsqu'une marque ouvre un canal de vente directe. Toutefois, au fil du temps, lorsque ce canal est bien intégré, les effets de cannibalisation diminuent et des synergies apparaissent même. "Une conclusion importante de l'étude est que tous les détaillants ne sont pas affectés de la même manière. Les détaillants actifs dans la vente en ligne et fortement engagés dans une stratégie multicanal peuvent réduire leurs pertes et profiter plus rapidement des nouvelles opportunités. Les simulations montrent que les détaillants disposant d'un canal en ligne peuvent même réduire leurs pertes de moitié. En outre, les détaillants spécialisés sont moins durement touchés que les petits détaillants indépendants. Les détaillants innovants, en particulier ceux qui proposent une large gamme de produits, obtiennent de meilleurs résultats. Nous conseillons donc aux détaillants de renforcer leur présence en ligne et de maintenir, voire d'intensifier, leur mix marketing."
Éviter les réactions contre-productives
"Les données montrent que les détaillants affaiblissent souvent leur mix marketing en réponse à l'introduction par le fabricant d'un canal direct-to-consumer. Cela semble souvent découler d'une réaction émotionnelle. Ils augmentent les prix et limitent leur assortiment, ce qui rend la marque moins attrayante pour les consommateurs. Les petits acteurs, en particulier, se limitent aux produits essentiels et ignorent les articles moins populaires. C'est contre-productif et cela augmente les effets négatifs sur les ventes. Au contraire, il est essentiel d'offrir une large gamme de produits et des prix compétitifs pour rester pertinent aux yeux des consommateurs".
Les canaux direct-to-consumer permettent aux producteurs de contrôler pleinement leur marque, leurs prix et l'expérience client
Quels sont les avantages pour le producteur?
Pourquoi les producteurs choisissent-ils de mettre en place un canal de vente directe au consommateur? Pour eux, le fait d'avoir leur propre e-shop leur permet de tester de nouveaux produits. Ce canal leur permet d'exercer un contrôle total sur leur marque, leurs prix et l'expérience client, ce qui leur fournit des données et des informations précieuses. "Ce canal leur confère également une position de force dans les négociations avec les détaillants et peut réduire le pouvoir de ces derniers. Les ventes directes au consommateur sont également synonymes de marges bénéficiaires plus élevées pour le producteur. On remarque que les détaillants soulignent surtout les menaces de cette approche, tandis que les producteurs préfèrent mettre en avant les possibilités de retombées positives sur les ventes des détaillants par le biais de la publicité et des panneaux d'affichage. "Quoi qu'il en soit, ce type de canal direct-to-consumer est une initiative qui touche les deux parties et qu'il est donc très intéressant d'examiner".
Quels sont les obstacles?
Malgré les nombreux avantages des canaux direct-to-consumer, les producteurs se heurtent à des obstacles importants. Jusqu'à présent, ils ont toujours travaillé dans le cadre de relations professionnelles avec les détaillants et doivent désormais s'efforcer d'atteindre directement les consommateurs finaux. Cela nécessite une adaptation importante de leur modèle d'entreprise et de leur chaîne d'approvisionnement. Les producteurs doivent désormais fournir des produits emballés individuellement aux consommateurs et non plus des palettes aux détaillants. Il y a aussi le problème des conflits de canaux; les partenaires détaillants risquent d'être fâchés, mécontents et déçus, ce qui peut nuire à la relation à long terme. Les détaillants craignent la cannibalisation et la perte de pouvoir.
Limiter la cannibalisation
"Nous avons déjà vu dans nos études que la cannibalisation peut effectivement être le résultat d'une initiative direct-to-consumer, mais ce n'est pas toujours le cas. Les détaillants peuvent adapter leur mix marketing, mais les producteurs ont aussi des moyens de limiter la cannibalisation. Par exemple, les producteurs peuvent mettre l'accent sur les articles personnalisés et le sur-mesure dans leur canal direct-to-consumer. Prenons l'exemple de Nike, où les consommateurs peuvent personnaliser leurs chaussures en fonction de leur couleur et de leur style, tandis que ceux qui sont satisfaits d'un modèle standard peuvent s'adresser au détaillant. Même chose chez M&Ms, où l'on peut commander en ligne des chocolats personnalisés avec une photo et une date, alors que l'on trouve des sachets standard dans les rayons du supermarché. Ces exemples montrent comment les exclusivités online ou retail peuvent réduire la menace de cannibalisation.
La collaboration porte ses fruits
La clé de l'avenir réside dans la reconnaissance des opportunités offertes par le canal direct-to-consumer. Les détaillants doivent comprendre qu'ils peuvent bénéficier des efforts de marketing déployés par les fabricants pour leurs propres boutiques en ligne. "Lorsqu'une marque comme Philips attire l'attention sur sa boutique en ligne, les consommateurs peuvent également rechercher ces produits dans le magasin physique. Toutefois, si l'assortiment de la boutique est limité ou si les prix ne sont pas très attrayants, les consommateurs abandonneront rapidement."
Des promotions conjointes peuvent être mises en place, ou le service après-vente peut être confié au détaillant
À l'inverse, les producteurs peuvent exploiter la puissance du commerce de détail dans leurs initiatives de vente directe au consommateur. "En proposant une fonction de localisation des magasins sur leur canal direct, les consommateurs peuvent facilement trouver où acheter physiquement les produits chez un détaillant. Le détaillant a ainsi le sentiment d'être considéré comme un partenaire de distribution à part entière. Des programmes promotionnels conjoints peuvent être mis en place, les producteurs pouvant confier entièrement le service après-vente au détaillant. Un excellent exemple de cette pollinisation croisée est celui d'un fabricant de vélos qui vend des vélos en ligne, mais offre aux clients la possibilité de retirer leur achat dans un magasin de vélos. Le magasin de vélos se charge ensuite de l'entretien et des réparations, ce qui donne un système Click & Collect efficace qui profite à la fois au fabricant et au détaillant".
Pas une menace, mais une opportunité
"Les détaillants doivent considérer les canaux de vente directe au consommateur comme une opportunité et non comme une menace. En collaborant avec les fabricants et en répondant aux demandes changeantes des consommateurs, ils peuvent récolter les bénéfices d'une vente au détail multicanal. Il est temps de transformer les conflits en partenariats et de travailler ensemble pour un avenir durable et rentable", conclut Els Breugelmans. Le message est le suivant: "L'union fait la force". Cela nécessite un engagement fort de la part des deux parties. Les détaillants et les producteurs doivent veiller ensemble à ce que les consommateurs bénéficient de la meilleure expérience d'achat possible. De cette manière, ils peuvent non seulement répondre aux besoins changeants du marché, mais aussi renforcer leur position et se développer dans un paysage de vente au détail de plus en plus numérique."
Ce texte est basé sur trois articles académiques:
VanCrombrugge, M., E. Breugelmans, F. Gryseels et K. Cleeren (2024) "How Retailers Change Ordering Strategies When Suppliers Go Direct", à paraître dans le Journal of Marketing.
Van Crombrugge, M., N. Holtrop, E. Breugelmans et K. Cleeren (2024) "Does the Online Direct Channel Cannibalize or Synergize the Retail Network ? The Moderating Impact of Retailer Competitive Strength", à paraître dans l'International Journal of Research in Marketing.
Van Crombrugge, M., E. Breugelmans, K. Cleeren et S. Neslin (2024) "Retailer Marketing Mix Response when Launching a Direct Channel : Not All Retailers are Alike", document de travail.
Si vous êtes intéressé par cette étude en anglais, veuillez contacter Els Breugelmans: els.breugelmans@kuleuven.be