"Les architectes sont complices de la destruction de l'espace"
L'ancien maître architecte flamand tire la sonnette d'alarme
La passion de l'ancien architecte du gouvernement flamand, Leo Van Broeck, est sans pareille. Aujourd'hui à la retraite, il sait faire bon usage de son temps. Le sort que nous réservons à la terre reste son éternel cheval de bataille, qu'il ne veut et ne peut abandonner sous aucun prétexte et pour lequel il continue à se battre. Son inquiétude est grande - ce qui est compréhensible - , et elle le rend parfois découragé et pessimiste.
Une rencontre avec l'ex-professeur et l'ancien maître architecte flamand Leo Van Broeck est toujours très enrichissante. De son enfance - durant laquelle il a été élevé par sa tante - à sa passion pour la photographie, qui donne parfois des images fortes publiées sur Instagram. Sa vision aiguisée de l'architecture rappelle quelque peu l'œuvre photographique du Russe Rodchenko. Mais il s'agit là d'une autre histoire fascinante.
Convaincant et clair
Van Broeck nous amène immédiatement aux faits, qu'il parvient à documenter avec des chiffres solides qui ne font pas toujours plaisir. Au bout du compte, les pièces du puzzle s'emboîtent correctement mais non sans susciter une certaine inquiétude. Son discours est convaincant et surtout clair. D'ailleurs, c'est indispensable pour dissiper les malentendus sur le climat et faire passer des messages concis. Et il le fait avec brio et de manière structurée. Lors de l'un de nos premiers entretiens, les choses sont devenues claires en un instant. Selon Van Broeck, Al Gore mettait trop l'accent sur le warming up. L'ancien bouwmeester se concentre davantage sur le concept de land use. À cet égard, Van Broeck estime que notre footprint est beaucoup trop importante. En Flandre, nous occupons trop d'espace et nous sommes également trop dispersés. Certains parlent de la Flandre comme d'une 'ville brumeuse', mais cette image est trop positive et trop tolérable.
"L'occupation de l'espace en Flandre est la plus forte d'Europe. Ce qui est surprenant, c'est que la densité n'est élevée que dans nos centres-villes"
Nous grignotons l'espace réservé à la nature
L'occupation de l'espace en Flandre est la plus forte d'Europe. Ce qui est fou, c'est que la densité n'est élevée que dans nos centres-villes; dans les lotissements avec des maisons individuelles, la densité est très faible. Rappelons que cet espace occupé comprend également les routes qui relient les 'miettes'. Cela coûte énormément d'argent aux entreprises de transport. "Nous sommes les pires en ce qui concerne l'exploitation de l'espace réservé à la nature. De plus, nous sommes trop nombreux à vivre à la campagne."
L'occupation de l'espace se compose essentiellement de 35% de logements, puis de bâtiments agricoles, d'industries, de terrains à bâtir, de services, d'aéroports. Selon Van Broeck, nous sommes très mauvais en termes de protection de la nature. Si l'on compte les parcs, les réserves naturelles et les sites militaires, on arrive à un maigre 6,2% de la surface de la Flandre attribuée à la nature.
Le bilan carbone
L'atteinte aux écosystèmes et à diverses espèces animales est aujourd'hui bien plus grave que le changement climatique. Van Broeck: "Le bilan carbone des mammifères vertébrés dans le monde se répartit comme suit: 63% pour le bétail, 35% pour l'homme et 2% pour les vertébrés sauvages. En Flandre, la situation est encore plus désastreuse, puisque les vertébrés sauvages ne représentent que 0,1%. Cela montre à quel point l'homme détruit les écosystèmes de manière invasive. Le fait que l'agriculture, les villages et les villes aient fait disparaître les vertébrés autour des villages et des villes en l'espace de quelques siècles est alarmant.
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L'alimentation, un produit secondaire marginal
Une autre observation intéressante est que notre nourriture ne représente pas grand-chose. Van Broeck: "Il y a un siècle, 50% du budget familial était consacré à l'alimentation. Aujourd'hui, la nourriture est un produit secondaire marginal. Notre agriculture ne représente presque rien sur le plan économique, à peine un pour cent de notre produit intérieur brut, mais elle occupe la moitié de notre territoire. Là aussi, l'agriculture doit se réinventer et, par exemple, cesser d'exporter de la viande de porc et des frites surgelées au Vietnam. Tous ces trajets en avion et en bateau doivent cesser. Les agriculteurs doivent reprendre le contrôle de leur modèle économique et pratiquer une agriculture respectueuse de la nature. S'éloigner de la monoculture monotone pour introduire de nouvelles cultures."
Selon Van Broeck, cela créera beaucoup de zones naturelles. La viande rouge nécessite cinq fois plus de terres et 20 fois plus d'eau par kilocalorie de valeur nutritionnelle que les aliments d'origine végétale. Il devrait être possible de manger moins de viande rouge, et celle-ci pourrait également être plus chère de manière à ce que les éleveurs y trouvent leur compte. La solution semble évidente, mais les chiffres concrets cités par Van Broeck montrent une image différente.
La disparition des espèces est fulgurante
Van Broeck: "D'un point de vue purement théorique, si nous réduisons les émissions de CO2 à zéro l'année prochaine, le refroidissement ne commencera que dans 200 à 300 ans. Et dans 1200 ans, nous retrouverons les températures du siècle dernier. Cela semble long, mais à la lumière de l'évolution, ce n'est pas si mal. En revanche, si une grande espèce de vertébrés disparaît, il faut en moyenne 2 millions d'années pour qu'un remplaçant équivalent, occupant une position similaire dans la chaîne alimentaire, émerge grâce aux mutations et à la sélection darwinienne. Et la disparition des espèces se produit à une vitesse fulgurante. Dès qu'il n'y a plus assez de spécimens d'une espèce pour maintenir la variabilité génétique, sa disparition est très probable. En Flandre, 70% des espèces sont déjà en dessous de ce seuil critique."
"Autrefois, il était question de beau ou de laid, mais aujourd'hui, la question est de savoir comment l'architecte va façonner la présence spatiale de l'espèce humaine"
Présence spatiale
De ce point de vue, les architectes ne sont pas totalement hors de cause. Ils ont consommé l'espace ouvert sans entrave. "Aujourd'hui, on se concentre beaucoup plus sur les questions spatiales. Les architectes n'avaient pas cette formation auparavant. Cela signifie que ce secteur détient les clés d'un aménagement durable du territoire. Autrefois, il était question de beau ou de laid, mais aujourd'hui, la question est de savoir comment l'architecte va façonner la présence spatiale de l'espèce humaine sur terre." Les défis ne manquent pas.
Raconter une histoire
"Je pense que le récit, le discours que nous développons pour initier le changement, est incroyablement important. Nous devons insister sur ce point en permanence. Il ne s'agit pas seulement des émissions de CO2, nous devons aussi nous engager en faveur de l'aide au développement. Les taux de natalité ne sont élevés que dans les pays où les niveaux d'éducation et de santé sont faibles et où l'égalité des droits des femmes est totalement sous-développée.
Nous-mêmes, nous devons utiliser les terres avec plus de parcimonie. Nous en prenons trop, la nature et les animaux n'ont aucune chance. Il est urgent de revoir notre modèle économique et d'abandonner la croyance selon laquelle nous pouvons croître indéfiniment. La plus grande urgence est de redonner de l'espace à la nature et cela vaut pour l'ensemble de la planète. Le Groenland est une exception bien connue, avec plus de 80% de nature."
"Les bons architectes se posent automatiquement la question et arrivent d'eux-mêmes à la réponse"
Stop au béton
Van Broeck plaide également en faveur d'un arrêt drastique du béton, car c'est la meilleure stratégie pour redonner de l'espace à la nature. "La nature ne continuera d'exister que si nous refusons de la dessiner entièrement. Nous devons comprendre que ne pas construire n'est pas une défaite, mais plutôt une victoire. Refusons catégoriquement les missions qui vont à l'encontre de l'écologie ou de la société. Nous ne devons pas continuer à nous rendre complices de la destruction de l'espace. À chaque demande conception, les architectes doivent se demander si elle est bien nécessaire. C'est ce à quoi ils sont formés aujourd'hui. Le mélange de sciences positives et humaines fait de nous des penseurs systémiques qui vérifient tous les paramètres. Les bons architectes s'interrogent automatiquement sur la question et ils arrivent d'eux-mêmes à la réponse. Rem Koolhaas a été chargé de la Casa de Música à Porto parce qu'il proposait de construire un palais de la musique avec ces objectifs dans un autre endroit de la ville, plus approprié. Le cabinet français Lacaton & Vassal a remporté un concours pour le réaménagement d'une place publique en proposant de ne rien changer à la place. En effet, l'observation a montré que tout était déjà parfait."
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Patrimoine
Par ailleurs, l'ex-maître architecte flamand ne voit pas d'avenir pour les villas délabrées, qu'il vaudrait mieux, selon lui, déplacer sur un autre site ou démolir pour laisser libre cours à la nature à cet endroit. Il considère également que notre gestion du patrimoine est importante. Dans l'une de ses nombreuses conférences, l'architecte-ingénieur fait référence à une église située près de Londres. Aujourd'hui, elle abrite une belle piscine et cela n'a pas nécessité trop de casse. Les infrastructures techniques comme les conduits de ventilation se trouvent dans le sol. Le bâtiment permet d'éviter la construction d'une nouvelle piscine ailleurs dans un espace ouvert.
Un autre exemple frappant est un projet vert à Oostkamp où la nature arrive tout contre les maisons. Plus besoin d'aller à Center Parcs pour découvrir la nature. Cette zone résidentielle accueille même des hérons bleus. La zone est 'tondue' par des moutons. L'avantage est que le terrain ne doit pas être vendu ou exproprié. "La cohabitation devient une forme importante de logement et, s'il s'agit d'une coopérative, c'est un modèle intéressant où le terrain n'est pas vendu. On vit à prix coûtant, ce qui revient moins cher à long terme", conclut Leo Vanbroeck.
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